De quoi le Green New Deal est-il le nom ?


Cédric Chevalier est ingénieur de gestion et économiste. Ancien chercheur, ex-conseiller du Gouvernement wallon en matière de Développement durable et spécialiste des politiques publiques environnementales et économiques, il a fondé le Comité Déclarons l’état d’urgence environnemental et social et coordonné une pétition citoyenne qui a récolté plus de 40 000 signatures. Il a fondé avec Paul Blume le projet d’Observatoire citoyen du Green New Deal.

Une conceptualisation pour fournir un test de réalité scientifique et politique (Cet article n’aurait pu s’écrire sans la documentation et les réflexions partagées par Delphine Masset, Julien Vandeburie, Kim Evangelista et Thibault de La Motte.)

Cédric CHEVALIER

“I pledge you, I pledge myself, to a new deal for the American people. Let us all here assembled constitute ourselves prophets of a new order of competence and of courage. This is more than a political campaign; it is a call to arms. Give me your help, not to win votes alone, but to win in this crusade to restore America to its own people.”
Franklin Delano Roosevelt, discours d’acceptation de la nomination présidentielle à la convention nationale du parti démocrate à Chicago, 2 juillet 1932. (https://www.presidency.ucsb.edu/documents/address-accepting-the-presidential-nomination-the-democratic-national-convention-chicago-1 )


Contenu
1) Pourquoi se pencher sur le Green New Deal ?
2) D’où vient l’idée de Green New Deal ?
3) Quelle nouvelle temporalité politique ? L’Urgence
4) Comment trouver la puissance nécessaire pour répondre à l’Urgence ? Le rôle de l’État
5) Quelle gouvernementalité de l’Urgence ? L’État d’Urgence écologique
6) Quel changement sociétal historique ? La Transition
7) Quelle accélération pour dépasser l’Urgence ?
8) Quelles contraintes de mise en œuvre ? Demeurer en démocratie et les pieds sur Terre
9) Quelle finalité ? Une existence authentiquement humaine sur Terre
10) Quelle « nouvelle donne » ? Le Contrat social écologique
11) Quel programme socio-économique ? Le Green New Deal
12) Quel test de réalité ? Des questions génériques pour évaluer un Green New Deal


1) Pourquoi se pencher sur le Green New Deal ?

Défendue comme réponse aux multiples urgences sociétales depuis de nombreuses années, l’idée de « Green New Deal » connaît un regain d’intérêt, anime les débats et s’incarne à nouveau politiquement aux niveaux national et international dans le monde. Un Green New Deal aurait pour ambition de combler l’écart grandissant entre deux constats scientifiques. D’un côté, l’observation documentée de la déstabilisation de la biosphère, de la destruction des écosystèmes et de la vie sur Terre, de la pollution et de l’érosion des ressources, des inégalités sociales et des atteintes à la démocratie qui s’amplifient et s’accélèrent au point de menacer la stabilité des sociétés humaines. De l’autre côté, le constat tout aussi documenté du maintien et même du renforcement de la trajectoire insoutenable actuelle des sociétés. Il s’agirait de mettre fin à l’agrandissement de cet écart, de mener une politique qui enclencherait effectivement la transition écologique et l’accélérerait afin que les démocraties se hissent réellement à la hauteur des multiples urgences sociétales.
Partout dans le monde, des scientifiques, des institutions internationales, des ONG, des entités politiques de tous niveaux et de plus en plus de citoyens engagés utilisent dans leur discours la notion d’urgence écologique et climatique, de manière redoublée depuis la mi-2018 ((On peut objectiver ce constat en analysant l’occurrence de ces termes dans les publications scientifiques et les médias, et en rassemblant les statistiques sur les manifestations dans le monde.)). Au niveau mondial mais aussi local, les indicateurs environnementaux vitaux prennent des valeurs interpellantes : gaz à effet de serre dans l’atmosphère ((Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC), Global Warming of 1.5°C. An IPCC Special Report on the impacts of global warming of 1.5°C, 2018.)), sixième extinction de masse des espèces vivant sur Terre ((G. Cebalos et al., « Accelerated modern human–induced species losses: Entering the sixth mass extinction », Science Advances, 19 juin 2015, Vol. 1, n° 5.)), annihilation des populations d’êtres vivants ((G. Ceballos, P. R. Ehrlich et R. Dirzo, « Biological annihilation via the ongoing sixth mass extinction signaled by vertebrate population losses and declines », PNAS, 25 juillet 2017, 114 (30).)), dégradation des écosystèmes et déforestation ((Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services (IPBES), Global Assessment Report on Biodiversity and Ecosystem Services, 2019.)), acidification des océans ((.Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC), Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate, 2019.)), érosion des ressources naturelles ((International Resources Panel, Global Resources Outlook, 2019.)), production de déchets ((D. Hoornweg, P. Bhada-Tata et C. Kennedy, « Environment: Waste production must peak this century », Nature, n° 502, 2013, p. 615-617.)), pollution de l’air ((X. Li, L. Jin et H. Kan, « Air pollution: a global problem needs local fixes », Nature, vol. 570, 2019, p. 437-439.)), pénurie d’eau douce ((A. Boretti et L. Rosa, « Reassessing the projections of the World Water Development Report », Nature Partner Journals Clean Water, vol. 2, Article number: 15, 2019.)), fonte des glaciers ((Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC), Special Report on the Ocean and Cryosphere in a Changing Climate, 2019.)), érosion des sols arables ((-Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC), Climate Change and Land: an IPCC special report on climate change, 2019.)), perturbation des cycles du phosphore et de l’azote ((J. Rockström et al., « A Safe Operating Space for Humanity », Nature, vol. 461, 2009, p. 472-475.)), etc. ((Ibidem)). Des processus irréversibles à moyen terme ont déjà été déclenchés à cause de la transgression des limites de stabilité du système terrestre ((Ibidem 2)). Notre empreinte écologique, que ce soit au niveau belge ou au niveau mondial, dépasse largement la capacité de support de notre territoire et de la planète ((https://www.footprintnetwork.org/our-work/ecological-footprint)). C’est pourquoi de nombreux scientifiques préconisent de faire plafonner nos émissions de gaz à effet de serre et de les réduire à zéro émissions nettes le plus rapidement possible. Les délais évoqués parlent d’un plafonnement des émissions de gaz à effet de serre d’ici la fin 2020, d’une réduction d’au moins 55% d’ici 2030, et de zéro émissions nettes, voire même des émissions négatives d’ici 2050 ((Ces échéances approximatives font l’objet d’un consensus scientifique et politique important au niveau international, même si certains chefs d’État les contestent ouvertement.)). Des milliers de scientifiques indiquent en outre que si on ne parvient pas à stopper l’extinction de la vie, la destruction des écosystèmes et l’érosion des ressources naturelles, l’existence même de notre société mondialisée et de notre propre espèce sera menacée par les catastrophes écologiques. ((W. Ripple et al., World Scientists’ Warning to Humanity: A Second Notice, BioScience, vol. 67, n° 12, décembre 2017.)) Par ailleurs, de nombreux acteurs revendiquent aussi une urgence sociale : réduire les inégalités, renforcer les services publics, améliorer la qualité de vie, assurer l’emploi, la sécurité sociale et les soins de santé, rééquilibrer les échanges Nord-Sud. Enfin, des citoyens et politiques formulent une urgence démocratique. Face à la montée des populismes, des extrêmes et de l’autoritarisme qui menacent les démocraties, il faudrait réinventer la participation au gouvernement de la société. Par lien de cause à effet, on peut également pointer une urgence économique, car il s’agit de métamorphoser l’économie, puisque sa taille et son fonctionnement génèrent toujours ces destructions écologiques, et la démocratie, puisque son fonctionnement actuel n’a pas encore permis de métamorphoser notre économie insoutenable. Face à ce quadruple défi existentiel environnemental, social, démocratique et économique, le Green New Deal ambitionnerait de hisser la démocratie à la hauteur de toutes ces urgences.
Politiquement, le Green New Deal permettrait de répondre aux exigences de ceux qui veulent agir face aux urgences sociétales, tout en convainquant ceux qui hésitent et se sentent menacés par le changement, en proposant une forme de nouveau Contrat social, ou « nouvelle donne » pour reprendre l’expression de New Deal, qui garantisse la solidarité et l’équité, la justice sociale, tout en approfondissant la démocratie. Économiquement et socialement, le Green New Deal entend libérer la puissance d’initiative, d’investissement, la formation, la recherche et l’emploi publics et privés afin de mener une transition à un rythme compatible avec les urgences. Les tenants du Green New Deal proposeraient donc un saut démocratique de la gouvernance politique : il s’agit de rendre possible ce qui est considéré aujourd’hui comme impossible politiquement. Cet argumentaire explique sans doute pourquoi il semble que le nombre d’acteurs qui défendent l’idée de Green New Deal augmente progressivement ((On emploie ici le terme de Green New Deal plutôt que Green Deal ou New Green Deal, pour exprimer l’articulation entre l’ambition environnementale et sociale de ce concept, et insister sur le caractère socio-politique prépondérant d’un nouveau Contrat social, ou Pacte social, via le rapprochement des termes New et Deal, « nouvelle donne ». On utilise ici l’expression de Contrat social, issue de la tradition politique européenne depuis Rousseau.)).
Étant donné ces enjeux, l’idée de Green New Deal soulève de multiples questions scientifiques, politiques et philosophiques. Alors que les démocraties fonctionnent par réformes progressives et sont soumises aux changements de majorités, aux luttes des minorités et aux interventions des intérêts particuliers, comment déclencher et accélérer le changement pour éviter les menaces identifiées, tout en maintenant et renforçant les droits fondamentaux et l’équité sociale ? Comment éviter une relance purement keynésienne d’une croissance économique qui a toujours été destructrice ? Comment empêcher l’État de se transformer en monstre bureaucratique à tendance autoritaire ? Quelle leçon peut-on tirer de l’expérience du New Deal lancé dans les années trente aux États-Unis ? Comment conceptualiser un Green New Deal compatible avec l’écologie politique ? Avec quels outils critiques analyser les propositions actuelles qui se rattachent à ce concept de Green New Deal ? Face à ce vaste programme potentiel d’investigation prospective pour l’écologie politique, cet article se contentera modestement de proposer quelques points de repères possibles pour la réflexion scientifique et politique, en s’interrogeant sur :
• l’origine de l’idée de Green New Deal ;
• son articulation possible avec une série d’idées proposés dans la littérature politique, conceptualisées ici comme l’Urgence, l’État, la Transition, l’État d’Urgence écologique, la Transition, ses contraintes et sa finalité ;
• la possibilité et la nécessité du concept de nouveau Contrat social écologique ;
• ce que pourrait signifier le concept de Green New Deal articulé à ces notions ;
• les questions qui pourraient alors permettre d’évaluer scientifiquement et politiquement les propositions concrètes de Green New Deal.
L’approche sera principalement une conceptualisation philosophique, à la fois descriptive et prescriptive, articulée avec une éthique compatible avec l’écologie politique.

2) D’où vient l’idée de Green New Deal ?

Le New Deal (« Nouvelle donne » en français) est le nom donné par le président des États-Unis Franklin Delano Roosevelt, et ensuite par les historiens, à sa politique volontariste et interventionniste mise en place pour lutter contre les effets de la Grande Dépression aux États-Unis. Cette politique s’est mise en œuvre en plusieurs phases et sous plusieurs programmes d’action entre les années 1933 et 1939, avec pour objectif de soutenir les couches les plus pauvres de la population, remettre à l’emploi des millions de chômeurs, restaurer le fonctionnement des marchés financiers et redynamiser une économie américaine fortement affaiblie par le chômage et les faillites en chaîne depuis le krach de 1929.
Le New Deal est entré dans la légende de l’histoire politique américaine et internationale pour plusieurs raisons. Premièrement, des institutions sociales et économiques majeures sont nées aux États-Unis sous l’impulsion du New Deal. Deuxièmement, cette politique a joué un rôle économique, social et démocratique important au moment où ce pays traversait une crise existentielle. Troisièmement, on peut considérer que le New Deal a contribué à éviter que les États-Unis deviennent un régime autoritaire voire dictatorial. En effet, à l’époque, les autres grandes puissances sont soumises aux effets de la Grande Dépression, des révolutions, des troubles sociaux, et d’une remise en question de la démocratie (Japon, Allemagne, Italie, Espagne, URSS, etc.). Tandis que de nombreux pays progressent vers la dictature et le totalitarisme, les Etats-Unis restent une démocratie libérale. Quatrièmement, le New Deal a bénéficié d’une image presque mythique de politique visionnaire, cohérente et efficace qui tend à masquer en partie une réalité moins univoque, notamment au regard de ses résultats économiques réels. En réalité, le New Deal a eu beaucoup d’une improvisation étatique massive et avant que les États-Unis ne deviennent une économie de guerre dans les années 40, n’a pas permis de résoudre suffisamment et entièrement les problèmes pour lesquels il avait été conçu (chômage, pauvreté, crise économique et financière).
L’idée de mener une grande politique transversale de transition écologique qui soit démocratique, économique, environnementale et sociale, et de s’inspirer des grandes politiques du passé comme le New Deal, naît vraisemblablement en même temps que les mouvements écologistes dans les années 1960-70. On trouve dans les années 1990 des traces explicites du concept de Green New Deal dans des réflexions menées par des centres de recherche allemands ((Grunwald, Annette; Hvelplund, Frede; Lund, Henrik; Czeskleba-Dupont, Rolf, Europäische Energiepolitik und grüner New Deal. Vorschläge zur Realisierung energiewirtschaftlicher Alternativen, Institut für ökologische wirtschaftsforschung, Schriftenreihe/Diskussionspapier, 1994.)). A partir du début des années 2000, l’idée de Green New Deal prend plus d’ampleur. Ce sont les écologistes européens qui lui donne l’expression politique peut-être la plus diffusée. En se réunissant à partir de début 2007, le Green New Deal Group produit en 2008 un rapport intitulé « A Green New Deal », publié par la New Economics Foundation, un think tank britannique ((https://greennewdealgroup.org/wp-content/uploads/2019/06/a-green-new-deal.pdf)). En Belgique, les écologistes divulguent « Le Green Deal. Proposition pour une sortie de crises », rédigé par le député Jean-Marc Nollet en 2008 ((https://etopia.be/wp-content/uploads/2019/02/green_deal_nollet.pdf?x79259)). En Allemagne, le Wuppertal Institut publie, pour le compte de la Green European Foundation, « A Green New Deal for Europe Towards green modernization in the face of crisis », en octobre 2009, après un an de travaux ((http://archive.gef.eu/fileadmin/user_upload/GEF_GND_for_Europe_publication_web.pdf)). A partir de ce moment, le Green New Deal sera une des propositions politiques phares des écologistes européens, comme « programme macroéconomique et financier des Verts européens et comme alternative à la situation économique actuelle » ((https://europeangreens.eu/content/green-new-deal)). Pour eux, ce Green New Deal « inclura une politique économique soutenable qui augmente la qualité de vie, une redéfinition de la politique budgétaire et monétaire européenne et un nouveau système monétaire international » ((Idem)). Des chefs de file écologistes au Parlement européen portent ensuite cette proposition, comme l’eurodéputé Philippe Lamberts. A l’époque, la crise financière de 2007-2008, qu’on nomme maintenant la « Grande Récession », est vue comme un momentum unique par les altermondialistes de gauche, et les écologistes, pour remettre en question ce qu’ils décrivent comme un ordre capitaliste, économique et financier mondial insoutenable, et mettre en place une politique de rupture qui déclenche une transition écologique effective. L’ONU se penche également en 2009 sur ces idées en commandant un rapport intitulé « A Global Green New Deal, Report prepared for the Green Economy Initiative of UNEP » ((https://news.un.org/en/story/2009/04/297312-un-environment-chief-calls-governments-invest-new-green-deal et https://sustainabledevelopment.un.org/index.php?page=view&type=400&nr=670&menu=1515)). Dans une référence explicite au New Deal lancé pour sortir les États-Unis de la Grande Dépression de 1929, on propose le Green New Deal comme la grande politique susceptible de répondre à la Grande Récession de 2008. De nombreux commentateurs agitent d’ailleurs le spectre de la seconde guerre mondiale pour justifier cet élan politique majeur. Mais malgré la mise en œuvre de mesures de rupture en matière de politique économique et monétaire pour éviter les conséquences désastreuses d’un krach mondial de l’ampleur de 1929, aucun Green New Deal de taille significative n’est adopté ni en Europe ni ailleurs, au grand dam des critiques de la mondialisation néolibérale et de la dégradation de la biosphère. Bien sûr, l’ébullition intellectuelle autour de ce concept génère des éléments de langage et des politiques bien concrètes dans de nombreux pays dans le monde, y compris en Belgique, avec l’adoption de « green deals » thématiques d’échelle locale, régionale ou nationale, comme les « Alliances Emploi-Environnement », lancées par les écologistes francophones entre 2009 et 2014 et inspirées des expériences allemandes. Ainsi, selon les écologistes belges, « L’Allemagne a montré qu’une alliance “emploi – environnement” bien conçue, et mise en place de manière efficace et coordonnée peut engendrer des effets multiplicateurs tant sur le plan économique, social et environnemental » ((https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/metiers-verts-prometteurs-51b8d00fe4b0de6db9c08539)). Peu à peu, à gauche, au centre et à droite, l’idée conceptuelle d’une politique coordonnée et transversale permettant de relever les défis écologiques et sociaux en permettant un triple gain économique, social et environnemental fait son chemin dans les partis politiques. Selon ce raisonnement par exemple, une politique d’isolation massive du logement permettrait en théorie de réduire l’empreinte écologique du bâti, de créer des milliers d’emploi locaux, et de contribuer à l’activité économique et à la création d’entreprises.
Une dizaine d’années passe et l’urgence écologique est de plus en plus confirmée par les travaux scientifiques, surtout après la publication du rapport spécial du GIEC en octobre 2018 ((_Intergovernmental Panel on Climate Change (IPCC), Global Warming of 1.5°C. An IPCC Special Report on the impacts of global warming of 1.5°C, 2018.)), et l’été caniculaire qui précède, qui indique qu’au fil des années, l’Europe et ses citoyens sont de plus en plus impactés par le réchauffement climatique. Il est difficile de ne pas relier cette accélération des impacts visibles et sensibles avec l’émergence du mouvement mondial pour le climat, qui connaît une croissance historique à partir de la mi-2018, avec l’impulsion de jeunes figures de proue comme Greta Thunberg. Les plus grosses manifestations écologiques de l’histoire de Belgique ont lieu à Bruxelles et ailleurs dans le pays les 2 décembre 2018 et le 24 et le 27 janvier 2019, rassemblant des dizaines de milliers de citoyens. La pression augmente sur les décideurs politiques, qui sont pris à partie par les habituels scientifiques et les activistes mais aussi par des citoyens et des jeunes n’ayant pas encore atteint l’âge de voter. Après les élections européennes de mai 2019, les observateurs s’attendent à un changement de cap, qui n’a pas toujours lieu dans tous les pays où l’on renouvelle les majorités. Aux États-Unis, présidés par Donald Trump, des évolutions politiques notables sont observables. En février 2019, la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez dépose au Congrès américain une résolution « reconnaissant le devoir du Gouvernement fédéral de créer un Green New Deal » ((https://ocasio-cortez.house.gov/sites/ocasio-cortez.house.gov/files/Resolution%20on%20a%20Green%20New%20Deal.pdf)). Ce geste politique fait suite au travail de fond et à la pression exercée par des activistes réunis au sein du Sunrise Movement, qui reprennent les idées développées par les écologistes américains et européens depuis plus de 20 ans ((https://www.vox.com/energy-and-environment/2018/11/14/18094452/alexandria-ocasio-cortez-nancy-pelosi-protest-climate-change-2020)). Des initiatives similaires émergent, comme le Pacte Finance-Climat lancé par des personnalités comme l’économiste français Pierre Larrouturou, le climatologue français Jean Jouzel et le juriste Olivier De Schutter ((https://www.pacte-climat.eu/fr/)), qui influencent à leur tour les acteurs belges ((https://www.novethic.fr/actualite/finance-durable/isr-rse/la-belgique-veut-jouer-un-role-moteur-dans-la-finance-climat-147279.html)). Rapidement, le concept de Green New Deal se répand dans le monde anglo-saxon et fait un retour sur la scène politique européenne. Il est soutenu par des acteurs aussi divers que le prix « Nobel » d’économie Joseph Stiglitz ((https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/jun/04/climate-change-world-war-iii-green-new-deal)), le prospectiviste américain Jeremy Rifkin ((Jeremy Rifkin, The Green New Deal: Why the Fossil Fuel Civilization Will Collapse by 2028, and the Bold Economic Plan to Save Life on Earth, St Martin’s Press, 2019.)), l’ancien ministre grec des finances Yanis Varoufakis ((https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/apr/23/international-green-new-deal-climate-change-global-response)), la journaliste et activiste Naomi Klein ((Naomi Klein, On Fire: The Burning Case for a Green New Deal, Ed. Allen Lane, 2019.)), et Extinction Rebellion ((https://rebellion.earth/event/global-green-new-deal-lead-thinking-on-the-climate-crisis/)). Le Labour britannique l’adopte dans son programme pré-électoral, dans une version considérée par certains observateurs comme très radicale ((https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/sep/25/labour-green-new-deal)).
C’est dans ce contexte que le 11 décembre 2019, la nouvelle Commission européenne dévoile son « Pacte vert pour l’Europe » ou « European Green Deal » ((https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/european-green-deal_fr)). Sa présidente, Ursula von der Leyen, parle d’un tournant historique. Le Green Deal serait « le moment ‘Man on the Moon’ de l’Europe » ((Ursula von der Leyen, Europe must lead on the climate crisis. The European Green Deal shows how, The Guardian, 11 décembre 2019, en ligne : https://www.theguardian.com/commentisfree/2019/dec/11/europe-climate-crisis-european-green-deal-growth)). A ce moment, le « Green New Deal » n’est plus le monopole d’une certaine gauche puisqu’il est défendu de facto par des représentants éminents de la droite européenne, comme Ursula von der Leyen, issue du CDU allemand, libéral-conservateur et Charles Michel, issu Mouvement réformateur, un parti libéral belge.
Après le lancement d’un Green Deal européen, le lobbying intense autour d’un Pacte Finance-Climat, la résolution sur le Green New Deal aux États-Unis et l’adoption par le Labour et Extinction Rebellion au Royaume-Uni, cerner un concept de Green New Deal semble nécessaire pour en permettre une critique scientifique et politique. Qu’autant de personnes issues d’autant d’horizons différents soutiennent l’idée de Green New Deal ne peut qu’inviter à un certain recul critique. Quel est ce concept qui semble réunir extrême-gauche, gauche, centre et droite ? Les linguistes et sociologues ont montré que les mots peuvent revêtir des significations multiples tout en recouvrant certaines réalités communes. Dans ce sens, certains mots peuvent faciliter ou cliver le débat politique. Il peut donc être intéressant d’étudier l’articulation entre la pensée de l’écologie politique et une idée comme le Green New Deal, et d’examiner si une conceptualisation de cette idée peut être rendue compatible avec ses paradigmes.
Avant d’investiguer une définition conceptuelle du Green New Deal, il semble néanmoins utile de faire un détour par les concepts d’Urgence, d’État, D’État d’Urgence écologique et de Transition qui permettent de placer cette définition dans un système conceptuel cohérent. ((Afin de fonder le concept de Green New Deal sur cette base conceptuelle elle-même suffisante, et pour les besoins de ce texte, les points 2) à 9) reprennent ici quasi-intégralement les passages relatifs aux concepts d’Urgence écologique et d’État d’Urgence écologique développés dans Chevalier C. & de La Motte T, Déclarons l’État d’Urgence écologique, Editions Luc Pire, 2020 (préfacé par De Schutter, O.). D’autres propositions de conceptualisation sont certainement possibles pour définir le Green New Deal.))

3) Quelle nouvelle temporalité politique ? L’Urgence

Plusieurs philosophes proposent de considérer que l’espèce humaine est entrée dans une nouvelle temporalité politique, celle de l’urgence écologique, que l’on peut conceptualiser comme l’Urgence pour la distinguer de la notion courante d’urgence ((Cf. notamment les philosophes Ulrich Beck, Hans Jonas, Clive Hamilton, Isabelle Stengers, Bruno Latour, Nick Bostrom, etc. qui insistent sur l’incertitude radicale et le risque existentiel pour l’espèce humaine dans cette nouvelle temporalité.)). Il s’agit dans ce cas de l’urgence des urgences puisqu’elle menacerait l’existence de l’espèce humaine et de toute vie sur la Terre. Cette Urgence surpasserait nécessairement toutes les autres urgences en politique ; si l’humanité ((On peut définir l’humanité comme un concept triple dans une perspective d’humanisme écologique à la Morin : une espèce humaine, une culture et des êtres humains individuels.)) cesse d’exister, cesserait immédiatement d’exister avec elle la politique ((On rétorquera que d’autres urgences menacent l’existence de l’espèce humaine, comme des pandémies, des guerres nucléaires, des impacts d’astéroïdes géocroiseurs. Ce serait méconnaître le caractère systémique, et englobant, du concept scientifique d’écologie. Notre conceptualisation de l’Urgence écologique inclut ces risques, car ils sont bel et bien de nature écologique : ils menacent de détruire l’habitabilité de notre maison commune, la Terre pour toute vie, ou, du moins, d’éradiquer l’entièreté de ses habitants humains. On assume ici un point de vue d’abord humain, ou humaniste, car il confère une dignité spécifique aux êtres humains, mais cet humanisme se veut écologique, car il s’élargit à la communauté entière des êtres vivants, auxquels il confère une valeur et une dignité en soi également, et pour lesquels l’espèce humaine est collectivement responsable.)). L’urgence écologique ainsi définie serait à la fois environnementale, sociale, économique et démocratique. Mais ce qui justifierait de la nommer l’Urgence comme urgence des urgences, serait cette raison avant tout existentielle. En outre, l’ère de la prévisibilité de nos conditions d’existence à court, moyen et long terme serait également terminée, et ne reviendra plus dans un horizon de temps séculaire. L’espèce humaine semble entrer pour de bon dans une période d’incertitude radicale ((U. Beck, La Société du risque, 1986.)). Comme l’a montré le philosophe australien Clive Hamilton, les êtres humains vivraient désormais sur une Terre rebelle ((Cl. Hamilton, Defiant Earth, Polity, 2017.)). L’adaptation pure et simple, qui permettrait d’anticiper les risques, serait insuffisante face aux aléas écologiques à venir ((Un contexte risqué est un contexte dans lequel les états futurs possibles sont connus, ainsi que leur probabilité d’occurrence. Le lancer de dé est un contexte risqué : les six états futurs sont connus (1 à 6) ainsi que leur probabilité d’occurrence (1/6e). Un contexte incertain est un contexte dans lequel les états futurs possibles sont connus, mais leur probabilité d’occurrence est incertaine. Par exemple une élection présidentielle où tous les candidats sont connus mais pas leurs chances d’être élu. Un contexte d’incertitude radicale est un contexte dans lequel les états futurs possibles sont inconnus, et, a fortiori, leurs probabilités d’occurrence inconnues également. Dans son ouvrage Defiant Earth, Clive Hamilton explique ainsi que nous ignorons complètement quels événements climatiques précisément auront lieux d’ici 50 ans et quelle sera leur fréquence, car le système Terre a été modifié à un tel point qu’il est en train de changer complètement de comportement. Les statistiques biophysiques sur le fonctionnement du système Terre ne nous permettront pas d’anticiper toute la gamme des événements auxquels nous devrons faire face. Face à un contexte risqué, l’adaptation est une stratégie d’anticipation, de prévention, de réduction et de réparation des risques. C’est le principe d’adaptation qui permet d’augmenter la sécurité d’une automobile, car les risques sont connus et probabilisés depuis longtemps. Les voitures sont adaptées aux risques de la conduite. Face à l’incertitude radicale, l’adaptation est insuffisante. Le principe de résilience devient indispensable : la résilience est la capacité d’un système à supporter des changements imprévisibles dans son environnement, à récupérer et à continuer à fonctionner. La résilience a pour but de permettre de minimiser les conséquences négatives d’un événement avant, pendant et après son occurrence, dans un contexte d’incertitude radicale. Un territoire autonome résilient est entendu comme un territoire en mouvement, capable d’anticiper des perturbations, brutales ou progressives, grâce à la veille et à la prospective ; répondre rapidement et efficacement aux situations d’urgence ; se réorganiser après un ou plusieurs chocs grâce à l’apprentissage et l’innovation ; évoluer de façon démocratique vers un nouvel état d’équilibre permettant de subvenir aux besoins fondamentaux de l’ensemble de la population tout en préservant l’intégrité écologique du territoire.)). Les sociétés devraient également faire preuve de résilience, c’est-à-dire construire une capacité supérieure de rétablissement, tant individuel que collectif, face aux catastrophes actuelles et futures. Parce que l’enjeu est existentiel et parce que l’humanité entre dans une longue période d’incertitude radicale, on peut proposer le concept d’Urgence afin de décrire cette nouvelle temporalité. Ce phénomène risque d’animer longtemps la réflexion scientifique, politique et philosophique. Pour y répondre, on peut également estimer qu’une politique de l’Urgence reste à penser et à mettre en œuvre.


4) Comment trouver la puissance nécessaire pour répondre à l’Urgence ? Le rôle de l’État

Les différentes propositions de Green New Deal impliquent généralement l’idée d’un État volontariste et interventionniste, qui mobilise sa puissance d’action. L’État mobilisé dans ce cas est un concept plutôt large et à géométrie variable, qui exprime d’abord l’idée de puissance publique, qui se décline à plusieurs niveaux de collectivité territoriale, et qui peut englober l’ensemble des institutions publiques : l’Exécutif, la Justice, le Législatif, l’administration, l’enseignement, la recherche, les entreprises et organismes publics, les collectivités territoriales, les conseils, etc. Le Green New Deal, par sa référence même au New Deal, implique un réinvestissement et une activation massive de la sphère publique de la société, via l’État. Si le focus sur le volontarisme et l’interventionnisme publics est premier, l’idée de Green New Deal va généralement de pair avec une mobilisation élargie à l’ensemble de la société, des parties prenantes, des corps intermédiaires et même des citoyens. Ainsi de nombreuses propositions évoquent le rôle des syndicats, des entreprises, des scientifiques et des banques dans le succès d’un tel programme.
L’écologie politique, comme le libéralisme et l’anarchisme, affiche certaines réserves quant au rôle de l’Etat et de la puissance publique dans la société. Est-il dès lors possible d’articuler Green New Deal et pensée écologiste ? Il faut d’abord noter que l’écologie politique se démarque du libéralisme classique, qui estime que le rôle de l’Etat doit être minimaliste y compris face au marché, ainsi que du néolibéralisme, qui, contrairement aux apparences, investit fortement l’Etat pour garantir une sanctuarisation de l’économie face aux sphères sociales et environnementales. L’écologie politique se démarque aussi du socialisme et du communisme, car elle ne considère pas l’Etat comme le vecteur principal, voir unique, d’une société et d’une économie meilleures. Enfin, elle se distingue d’un certain anarchisme qui préconise la suppression de l’État sous sa forme actuelle, afin d’améliorer le fonctionnement de la société. Plutôt qu’investir le principe d’État ou de marché, ou d’absence d’État, l’écologie politique investit le principe d’autonomie, à l’échelle individuelle et collective, comme clef d’une existence humaine compatible avec le vivant sur Terre. A la fois libérale et sociale, à la fois individualiste et collectiviste, l’autonomie, telle que notamment définie par Cornélius Castoriadis, implique qu’un individu et la société dont il est membre puissent collectivement se fixer à eux-mêmes leurs propres limites, leurs propres lois, afin de vivre libres, heureux et solidaires. L’écologie politique reconnaît ainsi la nécessité de réguler l’économie et limiter l’action des acteurs économiques sans afficher de préférence a priori entre les forces du marché, celles de l’État, celle de la communauté ((Via la théorie des « communs » ou « commons ».)) ou celles du citoyen. Tout au plus fait-elle appel au principe de subsidiarité, qui préconise que les décisions politiques soient prises à l’échelon territorial le plus local possible, et de ne faire remonter d’échelon que les décisions qu’il n’est pas possible ou souhaitable de prendre à un échelon plus local.
Si l’on admet la réalité des urgences écologiques, sociales et démocratiques, et leur enjeu existentiel, une politique est à mener pour y répondre. Cette politique doit mettre en œuvre la fameuse « transition écologique », ou « métamorphose » selon Edgar Morin, centrale pour l’écologie politique.
Plusieurs arguments remettent en question la faisabilité d’une transition écologique qui n’activerait pas massivement la puissance publique et L’État. Premièrement, la logique individualiste de écogestes, relayée notamment par la fable du colibri « qui fait sa part » de Pierre Rabhi et la philosophie gandhienne du « soyez le changement que vous voulez voir dans le monde » a, selon certaines études ((https://www.carbone4.com/wp-content/uploads/2019/06/Publication-Carbone-4-Faire-sa-part-pouvoir-responsabilite-climat.pdf)), montré toutes ses limites. Même un « saint écologiste » ne peut atteindre une empreinte écologique soutenable sans que soit mobilisée l’action collective au-delà de son emploi, de son moyen de transport, de sa consommation et de son logement individuels. Le problème de la soutenabilité se révèle non pas individuel mais collectif, structurel, infra-structurel. Deuxièmement, la dépolitisation civique à l’œuvre, en marge de certains courants décroissants, anarchistes, du mouvement des villes en transition ou des adeptes de la collapsologie, qui amène parfois à l’abstention électorale, permet certes de se concentrer entièrement sur d’inspirantes initiatives locales mais laisse le champ de bataille politique libre à la « méga-machine thermoindustrielle » pour détruire nos conditions d’existence. On peut se demander à quoi sert un petit écovillage décroissant si l’État peut le couper en deux avec une nouvelle autoroute à 4 bandes ? Enfin troisièmement, la réponse techno-optimiste à droite et à gauche permet à certains de continuer à prôner une société où aucun changement de comportement n’est attendu des consommateurs car une technologie et une économie en croissance illimitée permettront de résoudre sans effort la question écologique. Or l’énergie infinie et propre n’est pas accessible à moyen terme ((Via notamment les recherches sur la fusion nucléaire.)) et on n’observe aucun découplage absolu entre croissance et empreinte écologique à l’échelle mondiale, sur une longue période et pour l’ensemble des impacts écologiques, et rien ne garantit que ce découplage soit possible. Ces trois voies, qui négligent ou rejettent l’action étatique et peuvent favoriser la dépolitisation du citoyen pour diverses raisons, peuvent sembler insuffisantes pour réaliser la transition écologique en temps voulu. Une conclusion que l’on pourrait en tirer est donc que l’Etat et la citoyenneté politique sont à réinvestir et à recharger de nouvelles significations, institutions et pratiques, pour en mobiliser la puissance d’action au service de la transition écologique.
La question qui se pose ainsi avec urgence pour l’écologie politique est de savoir de quel État les sociétés ont besoin. Il semble que cet Etat ne puisse pas être l’État libéral du XIXe siècle ou l’Etat néolibéral actuel, ni l’État socialiste, communiste et encore moins un Etat totalitaire, ou une absence d’État anarchiste. Cet État devrait devenir « écologique » pour être en mesure de mener une politique de l’Urgence. Il s’agit ni plus ni moins que de hisser la démocratie, et ses institutions principales que sont l’État et les citoyens, à la hauteur de l’Urgence. Mais la conception écologiste de l’État ne peut pas être surplombante, désincarnée, autoritaire, menaçante, totalisante. Pour l’écologie politique, l’État n’existe qu’en respect du principe d’autonomie et de subsidiarité. Il émane des citoyens, des communautés et collectivités locales, des territoires et se construit par le bas et non par le haut. Il y a une certaine proximité entre le réflexe de méfiance des écologistes et celui des libéraux philosophiques, par rapport au « Léviathan » étatique, toujours susceptible d’écraser plutôt qu’émanciper l’autonomie individuelle. Répondre à l’Urgence exigerait ainsi des citoyens de refaire de la politique, et d’en faire autrement. Pour reprendre une conception proche de celle du philosophe Baruch Spinoza, l’État incarnerait la puissance de la multitude. La puissance de la multitude ne serait pas la simple addition des puissances individuelles des citoyens, mais plus que cette somme. L’État est en ce sens une émanation, une émergence des citoyens, qui est plus que leurs individualités. Pour obtenir l’État requis par la situation, et mettre en œuvre toute la puissance de la multitude au service de la Transition, les citoyens auraient à le reconstruire par le bas. L’expérimentalisme démocratique qui serait nécessaire inverserait la pyramide, il changerait les rôles ((Sur ce sujet, voir la Carte blanche de O. de Schutter dans La Libre, « Une nouvelle manière de faire de la politique », 26 mai 2015.)). Si les institutions semblent bloquées et participent à reconduire le constat de notre impuissance collective, retrouver des marges de manœuvres citoyennes et politiques semble une piste à explorer. Dans cette perspective, on peut postuler que l’État peut et doit mettre en place les dispositifs facilitant la transition écologique. L’État écologique dont on parle ici aurait un rôle à la fois passif et actif : ne pas nuire, renforcer la capacité autonome des acteurs à se métamorphoser et ensuite utiliser sa propre puissance d’action pour mettre les ressources de la multitude au service de la transition. Cela implique de redéployer la puissance publique dans le sens de la transition écologique.


5) Quelle gouvernementalité de l’Urgence ? L’État d’Urgence écologique


On peut concevoir de redéployer l’État, la puissance publique, dans le sens de la transition écologique, avec comme finalités la liberté, l’autonomie et le pluralisme des modes de vie et, comme enjeu stratégique, l’Urgence, en s’appuyant sur un approfondissement radical de la démocratie.
Dans ce contexte, on peut proposer comme définition conceptuelle que l’État d’Urgence écologique :

1. est l’ensemble des dispositifs qui redéploient la puissance de la multitude de nos institutions dans le sens de la transition écologique, sociale et démocratique ;

2. en agissant avec l’intensité et la rapidité nécessaires pour éviter le risque existentiel des effondrements écologiques et démocratiques pesant sur notre société ;

3. en menant une politique qui respecte les contraintes matérielles et humaines ;

4. afin de préserver la possibilité d’une existence authentiquement humaine sur Terre.

Cette proposition de définition conceptuelle se veut générique. Elle ambitionne d’avoir un caractère prescriptif universel – toutes les entités politiques du monde devraient devenir soutenables et chaque État, chaque puissance publique, devrait nécessairement y jouer son rôle. Cette définition s’ancre dans le territoire ou elle s’applique et devrait respecter les particularités de ses habitants. Les éléments qui la compose sont passés en revue dans les sections suivantes.

6) Quel changement sociétal historique ? La Transition

Dans cette définition de l’État d’Urgence écologique, la direction dans laquelle société doit se redéployer est la « transition écologique, sociale et démocratique ». Soit, pour ne pas répéter chaque fois ses dimensions indispensables et en faire un concept, la « Transition ».
Le terme « transition » évoque un passage d’un état à un autre, un changement de forme, graduel, mais pas nécessairement lent. Il suppose une dynamique, un processus de changement, qui peut être extrêmement rapide. Le terme « écologique » renvoie au caractère soutenable de nos modes de vie, à leur permanence à très long terme.
Est soutenable un mode de vie authentiquement humain indéfiniment reproductible dans le temps, en tenant compte de la meilleure connaissance scientifique disponible. Les sciences mettent en évidence à la fois notre propre trajectoire d’effondrements écologiques et démocratiques au XXIe siècle, et la faisabilité matérielle et humaine d’une transition pour choisir une trajectoire soutenable. Bien sûr, rien ne dure éternellement, mais le minimum est de sortir d’une trajectoire de destruction certaine et d’opter pour une trajectoire qui garantit le mieux la soutenabilité à long terme.
L’adjectif « sociale » sous-entend que l’effort de transition vers un mode de vie écologique doit tenir compte de l’équité entre les citoyens de la communauté politique en transition. Il existe des propositions de théorie de la justice sociale pour une société en transition écologique. La délibération démocratique peut donc produire un accord politique sur la Transition. à défaut d’accord politique, il semble difficile de croire que la Transition puisse avoir un quelconque contenu opérationnel. Sans alignement suffisant au sein de la société, sans majorité pour s’y engager pratiquement, il semble peu crédible qu’une transition effective survienne. Une telle majorité pourrait se forger par le dialogue démocratique et la médiation des intérêts.
Enfin, le terme « démocratique » pointe vers le citoyen, le politique et l’espace public entre les individus. La pratique démocratique peut se concevoir au-delà de la seule action politique institutionnelle, de haut en bas, suite aux élections. Selon les philosophes Dewey et Castoriadis, la démocratie est une pratique quotidienne, et nécessite la formation de citoyens autonomes, réflexifs et responsables, activement engagés dans le fonctionnement démocratique, capables d’expérimenter, et de créer eux-mêmes leurs propres institutions.

7) Quelle accélération pour dépasser l’Urgence ? La règle des 5%

Les scientifiques admettent que le changement instantané est impossible et prendra des décennies. Il semble effectivement impossible d’isoler l’ensemble du bâti, convertir l’ensemble de l’agriculture à l’agroécologie, passer complètement à la mobilité douce et en commun, s’approvisionner totalement en énergies renouvelables du jour au lendemain. La Transition est un processus qui prendre jusqu’à un siècle. Selon les études, différents délais existent pour lever l’Urgence – qui s’échelonnent entre 2020 et 2050 pour le climat par exemple selon de nombreux scientifiques – et d’autres échéances pour d’autres menaces existentielles.
Mais, si le changement est un processus, on peut souhaiter éthiquement qu’il soit univoque et irréversible, et que la vitesse du changement soit suffisante pour éviter qu’une menace existentielle, elle aussi irréversible, ne survienne. Un changement trop lent pour éviter la menace ne vaut pas mieux que l’absence de changement, il est inefficace car il manque sa cible. Concrètement, il est possible de mesurer la vitesse de la Transition au moyen d’indicateurs annuels pour le territoire, comme le taux annuel d’émissions directes et indirectes de gaz à effet de serre, le taux d’isolation annuel du bâti, le taux de conversion annuel des terres à l’agroécologie, le taux de conversion annuel des navetteurs à la mobilité douce et en commun, l’évolution de la part de l’économie soutenable par rapport à celle de l’économie non soutenable, l’évolution de la part d’énergie renouvelable par rapport à la part d’énergie fossile, l’évolution de la part d’emplois verts par rapport à la part d’emplois traditionnels, l’évolution de la part des investissements publics et privés dans la Transition, par rapport à la part de ces investissements dans l’économie fossile, etc. Il existe des limites évidentes à la vitesse de changement maximale des sociétés, car les individus et les collectifs font face à des contraintes humaines et matérielles. Mais les sociétés humaines ont vécu des changements considérables et rapides durant leur histoire, certains subis, d’autres choisis. L’Histoire connaît des transitions sociotechniques extrêmement rapides, au périmètre plus ou moins large, comme durant la Renaissance, les Temps modernes, la Révolution industrielle et le XXe siècle. On peut identifier des projets de société massifs et rapides, indépendamment de leur bien-fondé, comme la construction des écoles primaires à la suite de l’obligation scolaire, le New Deal déjà évoqué, l’économie de guerre américaine dans les années 1940, le projet Manhattan, le programme Apollo, le déploiement des centrales nucléaires et des autoroutes en Europe dans les années 1960- 1970. Cela indiquerait qu’une société, et en particulier une démocratie, même de grande taille, pourrait effectuer des transformations considérables de son infrastructure et des pratiques de ses citoyens en relativement peu de temps. L’histoire tendrait à démontrer ce potentiel de changement humain. Les scientifiques attirent néanmoins l’attention sur le gigantisme du défi. Le système sociotechnique (i.e. les routes, aéroports, automobiles, plates-formes d’acheminement des marchandises, les normes, l’emploi, les relations sociales, etc.) hérité de la Révolution industrielle est presque entièrement basé sur les énergies fossiles et exerce une forte contrainte sur notre marge de manœuvre ((Dans une interview récente à propos de la crise des Gilets jaunes, le philosophe français Bruno Latour observait à ce propos : « Auparavant, la société était douée “d’autonomie”, elle pouvait se transformer elle-meme. Aujourd’hui, on dépend d’une vaste infrastructure matérielle qu’on à beaucoup de peine à modifier alors meme qu’elle à fait son temps. Autrement dit, le drame est qu’on essaie de transporter un imaginaire révolutionnaire, tout un vocabulaire politique ancien, à une situation totalement différente, qui exige une autre approche, non seulement des activistes, mais de l’État » in Interview Br. Latour, « Les Gilets jaunes sont des migrants de l’intérieur quittés par leur pays », Reporterre, le 16 février 2019.)). La vitesse maximale exacte à laquelle notre société peut réussir sa Transition, mesurée par des indicateurs tels que décrits ci-dessus, afin d’atteindre une société 100 % soutenable, est inconnue à priori. Une rapide approximation indique que s’il faut réussir une transition sur 30 ans, cela signifie que l’on doit pouvoir mesurer une transition annuelle de 3 à 5% pour chaque grand système sociétal, ce qu’on pourrait appeler la « règle des 5% » ((Se fixer comme objectif une transition de 5% par an pour chaque système sociétal permettrait de respecter le principe de précaution par rapport aux risques de franchissement de seuils et de basculement irréversibles de la biosphère pointés par les scientifiques.)). Mais, au vu des exemples historiques cités ci-dessus et de la menace existentielle, il est raisonnable de tout faire pour sortir de la trajectoire actuelle d’aggravation et d’inertie afin d’obtenir une vitesse de transition positive. Éthiquement, il semble a priori nécessaire de sortir rapidement d’une pensée de l’Impossibilisme et de l’Immobilisme. Comme pour des chantiers de travaux de longue haleine, les doutes et les hésitations risquent de se payer en délais de transition supplémentaires. Un geste collectif, de volonté politique pure, incarné en chacun des citoyens et composé à l’échelle de la société semblerait nécessaire. En termes de sciences politiques, on pourrait le comparer à une sorte « d’acte de foi » dans la possibilité d’effectuer une transition extrêmement rapide de notre société. Ursula von der Leyen a ainsi fait référence au discours « Man on the Moon » prononcé par le président américain John F. Kennedy, 10 avant que le premier homme ne pose son pied sur la Lune. Il semble difficile de libérer la puissance collective au service de la Transition, et de lui donner sa vitesse maximale, sans poser politiquement cet acte de volonté.

8) Quelles contraintes de mise en œuvre ? Demeurer en démocratie et les pieds sur Terre

Pour aller plus vite, certains pourraient vouloir suspendre, en tout ou en partie, la démocratie et les droits fondamentaux, ainsi que les solidarités et l’équité entre les citoyens. D’autres pourraient vouloir remettre l’effort à demain prétextant l’émergence imminente de nouvelles technologies. Or l’écologie politique exiger le maintien des libertés et des droits fondamentaux et encourage le recours aux techniques déjà disponibles aujourd’hui, par respect du principe de précaution. Bien sûr, de nouvelles technologies vont se développer et arriver à maturité à mesure que l’action politique se redéploie, mais il semble imprudent d’attendre d’hypothétiques technologies futures pour agir. Le philosophe Hans Jonas a montré que la responsabilité dans notre nouvelle temporalité interdit à la femme ou à l’homme d’État de faire un pari irréfléchi portant sur l’existence de l’intégralité de la communauté dont il a la charge ((H. Jonas, Le Principe Responsabilité, 1979.)). Face à l’ampleur de la menace, le pari de la prudence pourrait éthiquement être considéré comme celui de la vertu : cette prudence invite, selon Jonas, à agir comme si aucune technologie future et incertaine ne permettra de relâcher nos efforts actuels, par principe de précaution, car on ne pourrait pas éthiquement spéculer sur la possibilité de l’existence humaine.

9) Quelle finalité ? Une existence authentiquement humaine sur Terre

Un principe de responsabilité a été développé par le philosophe allemand Hans Jonas sur le modèle plus ancien de son compatriote, le philosophe Emmanuel Kant : « Agis de telle manière que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la Terre » ((..Ibidem)). Il s’inscrit dans une logique d’action face à l’incertitude plutôt que d’inaction. Il a donné naissance au fameux principe de précaution, dont les applications ne sont pas nécessairement fidèles à la pensée du philosophe. Il s’agit d’assurer prioritairement la préservation de la possibilité d’existence de la vie humaine à très long terme. Cet idéal éthique de préservation, de permanence impose d’agir contre toute menace de destruction irréversible de notre environnement et du Vivant, le support de la vie humaine. Alors que Kant se situait dans une perspective temporelle limitée, ou l’existence de l’espèce humaine n’était pas menacée, Jonas, à la suite de la mise au point de l’arme atomique, définit notre époque comme inédite du point de vue éthique, car, désormais, l’humanité dispose des moyens de s’autodétruire, de se suicider collectivement, et une bonne partie de la vie avec elle. Il est donc nécessaire désormais que les êtres humains tiennent compte des effets de leur action sur l’ensemble des générations futures, dans le temps long. Jonas établit que l’existence de l’humanité est un impératif moral, que l’espèce humaine doit être préservée, car l’être et la possibilité d’être ont plus de valeur que le néant, et qu’on ne peut mettre fin à la possibilité pour l’humanité d’exister. Ainsi, détruire les conditions de la vie sur Terre, anéantir les écosystèmes et l’hospitalité de la Biosphère, cela met fin à la possibilité pour l’humanité de prospérer, voire d’exister purement et simplement. Jonas indique qu’il s’agit de la finalité la plus élevée de la responsabilité de la femme et de l’homme d’État : préserver l’existence indéfinie de sa communauté politique (par laquelle il a été porté au pouvoir) et la possibilité d’une vie authentiquement humaine au sein de cette communauté. Selon cette conception éthique, c’est à l’intérieur de cette exigence que peuvent se déployer toutes les autres exigences de la politique qui en dépendent. Si cette exigence n’est pas rencontrée, les autres visées politiques deviennent absurdes.

10) Quelle « nouvelle donne » ? Le Contrat social écologique

Face à l’Urgence, une politique de l’Urgence est à penser et à mettre en œuvre, afin de réaliser la Transition. En l’état actuel des institutions dans de nombreux pays, dont le nôtre, l’Etat peut sembler un obstacle objectif à la Transition, et le complice actif de la destruction de nos conditions d’existence. Quand il ne les néglige pas (en termes d’affectation de budgets publics entre par exemple les autoroutes, les aéroports, et les initiatives de transition locale), il empêche les alternatives soutenables d’émerger (de nombreuses réglementations interdisent ou compliquent nettement des pratiques soutenables : inhumation écologique, autoconstruction, habitat autonome, permaculture, régime d’assurance et de pension pour travail à temps partiel, autoproduction électrique, autoproduction alimentaire, etc.). Quand il n’encourage pas activement la destruction de nos conditions d’existence (régime de voiture de société, régime d’amortissement des équipements professionnelles, subsides aux énergies fossiles, niches fiscales favorables aux industries fossiles ou « brunes »), il n’utilise pas les leviers recommandés par les scientifiques pour l’empêcher sérieusement (pas de taxe carbone, pas de taxation du kérosène, pas de garantie longue de durée de vie des équipements, etc.). Un État d’Urgence écologique devrait donc être mis en place d’urgence pour autoriser la Transition effective.
Cela fait désormais l’objet d’un consensus au sein de l’écologie politique : il n’y aura aucune Transition qui ne soit juste et équitable. Pour rester en démocratie et obtenir l’appui de la majorité, il faut que cette majorité puisse être convaincue que le changement sociétal sera juste et équitable, et que la minorité puisse avoir les mêmes garanties. Cela implique assez logiquement un nouveau Contrat social entre le Tout (l’État) et les Parties (les citoyens), qui renouvelle la garantie qu’offre l’État de protéger la liberté, l’autonomie et les conditions d’existence des Citoyens. Cela passe nécessairement par des mécanismes de sécurité sociale et d’assurance collective, dans l’esprit du « no one left behind » prononcé par Ursula von der Leyen, qui signifie « personne ne sera laissé de côté » par le changement. Ces mécanismes doivent protéger les citoyens contre l’incertitude radicale qu’implique la temporalité de l’Urgence, c’est-à-dire les risques écologiques, y compris socio-professionnels. A cette fin, on peut proposer des mesures ambitieuses comme un revenu de transition, proposé par des économistes comme Christian Arnsperger. ((Cf. D. Bourg et C. Arnsperger, « Promouvoir l’expérimentation économique : pour un revenu de transition écologique », in A. Sinaï et M. Szuba (éd.), Gouverner la décroissance : politiques de l’Anthropocène III, Paris, Presses de SciencesPo, 2017, p. 47-76, et Chevalier C. & de La Motte T, Déclarons l’Etat d’Urgence écologique, Editions Luc Pire, 2020.)) Le Contrat social écologique ne passe pas seulement par des garanties sociales offertes par l’État par rapport au changement économique durant la Transition. Il s’agit aussi et surtout de redéfinir la place de l’État et des Citoyens au sein d’une démocratie écologique. Revenir à un État tout puissant, qui dirige le pays selon des principes « top-down command and control » ne semble ni possible, ni souhaitable. Une nouvelle relation entre l’État et les Citoyens se ferait jour, un État facilitateur, coordinateur, visionnaire, qui évite de nuire, lève les obstacles à l’auto-initiative de transition (citoyens, entreprises, pouvoirs publics à des niveaux différents, associations), et facilite ensuite activement cette dynamique de transition en faisant ce que lui seul peut faire : activer les leviers budgets, infrastructure, territoire, ressources humaines, législation, fiscalité publiques, etc.

11)  Quel programme socio-économique ? Le Green New Deal

Une manière de conceptualiser le Green New Deal serait de le relier aux autres concepts proposés ci-dessus comme l’Urgence, l’État, l’État d’Urgence écologique, la Transition, et le Contrat social écologique. Ces concepts pourraient permettre de proposer une définition conceptuelle du Green New Deal comme élément nécessaire, possible et souhaitable de la politique de l’Urgence. Cette conceptualisation pourrait permettre alors d’articuler l’idée de Green New Deal à la pensée de l’écologie politique. Enfin, d’un point de vue pratique, la conceptualisation de l’idée de Green New Deal permettrait de décliner une série de questions opérationnelles formant un test de réalité scientifique et politique par rapport aux propositions qui affirment s’inscrire dans une logique de Green New Deal.
Dans la temporalité de l’Urgence décrite ci-dessus, le Green New Deal pourrait ainsi être conceptualisé comme la politique transversale, prioritaire, majeure, menée par l’État d’Urgence écologique qui permet de mettre en œuvre la Transition, c’est-à-dire la transition écologique, sociale et démocratique dans le respect des contraintes humaines et techniques, avec une vitesse suffisante pour respecter la finalité de préserver la possibilité d’une vie authentiquement humaine sur la Terre.
De manière synthétique, voici la définition conceptuelle que l’on peut dès lors proposer ici :
Le Green New Deal est le programme socio-économique conçu et mis en œuvre par l’État d’Urgence écologique afin de réaliser la Transition.
• Sa nature est d’être un programme de politique socio-économique.
• Hiérarchiquement, il est le programme politique prioritaire et principal de l’État, en ce compris l’ensemble des niveaux de pouvoir politiques et administratifs. Il organise transversalement la mise en œuvre de toutes les compétences de l’État.
• Politiquement, ce programme est porté par la majorité politique au pouvoir. Il est incarné personnellement par le chef de l’Exécutif et porté par l’ensemble des membres du Gouvernement, soutenu par une majorité parlementaire et une majorité des électeurs, tout en faisant consensus pour une majorité des parties prenantes au sein de la société.
• Socialement, il maintient ou augmente la justice et l’équité.
• Économiquement, il active massivement les leviers fiscaux et réglementaires et garantit les conditions d’existence de tous.
• Environnementalement, il diminue massivement l’empreinte écologique directe et indirecte du territoire et de la population.
• Institutionnellement, il maintient ou augmente les libertés et droits fondamentaux, et la participation démocratique.
• Temporellement, il fait l’objet d’une planification pluriannuelle de 5 ans, en vertu d’un accord politique trans-partisan qui couvre autant de législatures successives que nécessaire, sur un horizon à 1, 5, 10, 30 et 50 ans.
• Budgétairement, il affecte la majeure partie des budgets, des ressources humaines, de l’infrastructure, du territoire et des moyens matériels et informationnels de l’État à la Transition, en étant financé par l’impôt, la dette publique et les capitaux privés autant que nécessaire.
• Opérationnellement, il est co-construit et mis en œuvre par l’ensemble des niveaux de pouvoir politiques et administratifs, et des parties prenantes publiques et privées, sous l’égide de l’État, et mobilise l’ensemble de la population, en favorisant l’expérimentation individuelle et collective et le retour d’expérience. Il fait l’objet d’une transparence organisée et est soumis à l’évaluation permanente des scientifiques, des journalistes, des citoyens et des parties prenantes.

12) Quel test de réalité ? Des questions génériques pour évaluer un Green New Deal

Comment un observateur peut-il évaluer scientifiquement et politiquement la pertinence de propositions qui s’inscrive dans la logique de Green New Deal, et la réalité de sa mise en œuvre ? Comment distinguer un « ersatz », une « pâle copie », d’un « authentique » Green New Deal ? Il semble nécessaire de doter les observateurs scientifiques et politiques, mais aussi chaque citoyen, d’un test de réalité objectif et incontestable. Ce test de réalité est rendu possible par le fait qu’il est impossible de simuler la Transition en pratique, telle qu’elle est définie ici. Elle a lieu concrètement, ou pas. Ceci n’est pas une lapalissade : si rien ne change visiblement, c’est peut-être que rien ne change effectivement. Une Transition réussie produit nécessairement des résultats visibles et mesurables. Les émissions de gaz à effet de serre diminuent ou pas, la pollution diminue ou pas, l’érosion des ressources se ralentit ou pas, la destruction des écosystèmes et du vivant s’inverse ou pas, les inégalités diminuent ou pas, la pratique démocratique et l’équité augmentent ou pas. Le Green New Deal doit nécessairement passer ce test de réalité s’il est effectivement question de relever le défi de l’Urgence. Éthiquement, le relativisme du discours politicien ne peut s’appliquer ici, lorsqu’il est question d’existences humaines bien concrètes, ce sont les actes qui comptent ((Cf. Le principe responsabilité de Hans Jonas.)).
Pour comprendre ce que cela signifie concrètement, on peut se référer à nouveau au New Deal mais aussi à l’économie de guerre sous Roosevelt durant les années 1930 et 1940, et à tous les changements énergétiques, matériels et informationnels visibles pour les citoyens, et mesurables pour les scientifiques, que ces politiques ont entraîné sur le territoire et au sein de la société des États-Unis. Parmi les exemples concrets qui concourent au test de réalité : discours solennels de Roosevelt dans tous les médias et partout dans le pays, débats parlementaires, grandes campagnes de communication de masse de l’État et mobilisation de la population, créations de nouvelles agences et administrations dédiées, réaffectations massive des budgets publics, du capital privé, du travail public et privé, du territoire, des capacités d’enseignement, de formation et de recherche, lourde réaffectation des flux d’énergie et de matière au niveau industriel et agricole, usage massif des leviers réglementaires et fiscaux, remise en question des avantages des classes aisées et réduction des inégalités, etc.
Afin d’outiller les observateurs, citoyens, corps intermédiaires et politiques pour qu’ils puissent évaluer l’efficacité et l’efficience du Green New Deal proposé, on peut proposer un premier inventaire de questions critiques.
Indicateurs de résultats :
1) Les scientifiques peuvent-ils mesurer un plafonnement et une baisse annuelle suffisante de l’empreinte écologique de l’entité politique, dans ses composantes territoriales directes et indirectes, et ce, dès la première année de mise en œuvre ?
2) Les scientifiques peuvent-ils mesurer chaque année une baisse des inégalités socio-économiques et une hausse de la qualité de vie et du bien-être au sein de la société ?
3) Les scientifiques peuvent-ils mesurer une hausse annuelle de la participation démocratique ?
4) Chaque citoyen peut-il constater visiblement une modification fondamentale de ses conditions d’existence, du logement, de l’alimentation, de la mobilité, de l’aménagement du territoire, de l’enseignement et de la formation en direction de la soutenabilité ?
Indicateurs de mise en œuvre :
5) L’Urgence est-elle reconnue explicitement et de manière systématique par le chef de l’Exécutif, l’Exécutif et les responsables de l’État, oralement dans les médias et par écrit dans les décisions des pouvoirs publics, et fait l’objet de campagnes d’information et de formation de masse.
6) Le Green New Deal est-il personnellement incarné par le chef de l’Exécutif, porté collégialement par l’Exécutif, engage-t-il politiquement la majorité politique et l’État dans son ensemble, dans le discours et les actes ? Le volontarisme et l’interventionnisme étatique sont-ils assumés explicitement par l’Exécutif ?
7) Les corps intermédiaires et les entreprises soutiennent-ils l’Exécutif par leur discours et leurs actes et sont-ils impliqués concrètement dans la co-construction et le co-financement du Green New Deal ?
8) L’État utilise-t-il les moyens de communication et de participation modernes pour mobiliser l’ensemble des citoyens et des parties prenantes autour du Green New Deal ?
9) Les ressources de l’État –budget, travailleurs du secteur public, infrastructure publique, services publics, enseignement, formation et recherche– sont-elles principalement réorientées vers les priorités du Green New Deal ?
10) La gouvernance du Green New Deal est-elle organisée au travers d’agences publique de coordination, d’organes scientifiques, citoyens et de concertation public-privé ?
11) Le Green New Deal couvre-t-il tous les grands systèmes de Transition –alimentation, logement, mobilité, énergie, matière, finance, territoire, enseignement, formation, etc.– et le rythme de transition dans ces principaux systèmes est-il suffisant par rapport aux délais recommandés par les scientifiques ? (3 à 5% de transition par an)
12) Le Green New Deal active-t-il massivement l’ensemble des leviers étatiques : réglementation, fiscalité, aménagement du territoire, enseignement, formation, recherche, accompagnement par les pouvoirs publics, etc. ?
13) Observe-t-on une réaffectation massive du territoire, du budget, du capital et du travail et une réorientation massive des flux financiers, d’information, d’énergie et de matière première au sein de l’économie, en direction de la Transition ?
14) Le principe de subsidiarité et de respect de l’autonomie des parties est-il mis en œuvre et le changement est-il fondé sur l’expérimentalisme démocratique des pouvoirs publics, des corps intermédiaires, des citoyens et des entrepreneurs ?
15) Le Green New Deal incorpore-t-il la Transition dans ses composantes démocratique, sociale, économique et environnementale, tout en reconnaissant la primauté socio-économique du programme politique ?

Dans l’idéal, le caractère de test de réalité dépend de la capacité de ces questions à pointer des éléments factuels infalsifiables par l’État. Par exemple, l’État autorise, ou pas, l’exploitation d’un gisement de combustible fossile, et il affecte, ou pas, la majeure partie de son budget à la Transition. Cela implique une transparence organisée de la gouvernance publique, un renforcement de la capacité des contre-pouvoirs que sont la justice, la presse, les scientifiques, les artistes, les associations citoyennes. Chaque question doit être opérationnalisée et détaillée plus finement à la lumière des connaissances scientifiques les plus récentes et vulgarisée pour que les citoyens puissent s’en emparer. La question de l’affectation du budget de l’État peut par exemple distinguer les budgets consacrés au maintien et au renforcement de l’infrastructure énergétique fossile, autoroutière et aéroportuaire, par rapport aux budgets consacrés à l’infrastructure d’énergie renouvelable, à la mobilité douce et en commun.
Pour conclure, les questions et les concepts posés dans cet article sont loin d’épuiser la réflexion que pourrait mener l’écologie politique sur la notion de Green New Deal. D’autres manières de conceptualiser le Green New Deal et de l’articuler à la pensée écologique et écologiste existent. Un débat à ce sujet devrait se poursuivre. Afin de tester l’opérationnalité des concepts et du test de réalité développés ici et leur intérêt scientifique et politique, il serait intéressant de faire l’exercice de les appliquer au Green Deal proposé par la Commission européenne fin 2019, et d’évaluer si ce test de réalité permet déjà de mettre en évidence des écarts importants par rapport aux propositions contenues dans cet article.